Contexte du projet

Affluent de l’Aisne en rive gauche, la Suippe est un cours d’eau du nord-est de la France traversant les départements de l’Aisne et de la Marne. Dans le département de la Marne, le bassin versant de la Suippe offre des habitats favorables au cycle de vie de la truite fario (Salmo trutta fario), particulièrement dans sa partie amont, où les conditions du milieu sont optimales : eaux claires et bien oxygénées, substrats variés, et présence d’invertébrés aquatiques indispensables à son alimentation. Ces conditions permettent aujourd’hui de maintenir une certaine stabilité dans la dynamique des peuplements de truites, contrairement à d’autres espèces autochtones présentes sur le territoire.

Cependant, le Plan Départemental pour la Protection des Milieux Aquatiques et la Gestion des Ressources Piscicoles (PDPG) de la Marne a mis en évidence de nombreuses perturbations sur ce secteur, notamment dues à la présence de nombreux ouvrages hydrauliques. Ces aménagements favorisent la formation de biefs, zones à faible courant caractérisées par une vitesse lente, une profondeur constante, et le développement d’une végétation aquatique abondante. Bien que ces conditions soient favorables à certaines espèces d’eaux calmes, elles limitent les habitats naturels nécessaires à la reproduction de la truite fario, rendant essentielle la protection des géniteurs pour préserver cette espèce.

Les dernières observations menées par la Fédération de la Marne pour la Pêche et la Protection du Milieu Aquatique, ainsi que par les pêcheurs, semblaient néanmoins suggérer que les truites en âge de se reproduire dépassent les tailles légales de capture.

Face à ce constat, la Fédération de Pêche a jugé nécessaire de conduire une étude scalimétrique afin d’établir une relation entre l’âge des individus et leur taille. Cette étude vise à déterminer la taille des truites lors de leur première reproduction et à la comparer à la taille minimale de capture autorisée à l’échelle départementale, dans l’optique de réajuster des tailles légales de capture et de garantir la durabilité des peuplements piscicoles.

La Suippe

Objectifs du projet

La scalimétrie, ou étude des écailles des poissons, est une méthode scientifique qui permet d’obtenir des informations précieuses sur la biologie et l’écologie des populations piscicoles. Elle permet de répondre à plusieurs objectifs :

  • La détermination de l’âge des poissons pour comprendre la structure d’âge des populations
  • L’évaluation de la croissance des individus destinée à évaluer les conditions de leurs habitats (température, qualité de l’eau…)
  • l’identification des périodes de reproduction
  • La définition de la taille des individus lors de la première période de reproduction
  • Le suivi des migrations
  • L’étude des pressions environnementales
  • la gestion et la préservation des populations

Protocole détaillé de l’étude

L’étude scalimétrique de la truite fario sur la Suippe s’est déroulée entre 2022 et 2023.

Localisation et description des stations de pêche échantillonnées à l’échelle du bassin versant

  • Le plan d’échantillonnage a été élaboré en tenant compte de plusieurs orientations scientifiques, statistiques et techniques. Deux méthodes d’estimation des tailles ont été mises en œuvre :
    1. Méthode par rétro-calcul : Appliquée dans le secteur amont, cette méthode nécessite un échantillon de 30 à 50 individus par station afin d’estimer la taille des poissons à chaque année de leur vie.
    2. Méthode globale : Dans le secteur aval, où les effectifs de truites sont beaucoup plus faibles, une approche basée sur une vision globale du bassin versant a été adoptée. Les échantillonnages ont ainsi été réalisés de façon ponctuelle le long du linéaire.

Les campagnes de capture ont été planifiées en fonction des conditions d’accès à la rivière, des possibilités de pêche à pied et de l’accord des propriétaires riverains.

Trois zones ont été échantillonnées :

    • Une zone amont située à Vaudesincourt (SUI1)
    • Une zone médiane sur la commune d’Heutrégiville avec deux sous-secteurs de prélèvement (SUI3)
    • Une zone aval située sur la commune d’Auménancourt, à la frontière avec le département de l’Aisne (SUI2)

Les captures ont été réalisées par pêche de sondage à une anode à l’aide d’un matériel portatif. Ce protocole offre une plus grande flexibilité, permettant d’échantillonner une variété d’habitats et de capturer des individus de tailles plus diversifiées que ceux obtenus par une pêche d’inventaire classique.

Au total, 48 truites fario ont été capturées au cours de la campagne de prélèvement réalisée par pêche électrique.

  • Les truites capturées et sélectionnées pour le prélèvement ont d’abord été placées dans une cuve oxygénée, spécialement conçue pour assurer leur bien-être, notamment dans des contextes de transport, de manipulation ou d’acclimatation temporaire
  • Chaque individu a ensuite été mesuré et pesé

  • À l’aide d’un couteau émoussé, des écailles ont été prélevées en ciblant les zones les plus propices pour garantir une meilleure lisibilité lors des analyses ultérieures. L’utilisation d’un tel outil permet de réduire les risques de blessure ou d’incision involontaire sur le corps du poisson, limitant ainsi le stress et les impacts sur sa santé.

  • Pour éliminer leur mucus, les écailles ont été rincées et délicatement frottées dans une solution d’eau et de savon. Elles ont ensuite été triées pour sélectionner jusqu’à cinq écailles par individu.
  • Les écailles sélectionnées ont été montées entre des lamelles de microscope, puis analysées à l’aide d’une loupe trinoculaire équipée d’une caméra connectée à un ordinateur. Ce dispositif a permis une lecture précise des structures de croissance des écailles.

Résultats

I) Campagne de capture par pêche électrique

Effectifs et biomasse capturés sur chaque station de pêche

La campagne de pêche électrique a révélé une disparité dans les effectifs capturés, nettement plus faibles dans les stations médianes (SUI3) et aval (SUI2) par rapport à la station amont (SUI1), plus représentative des dynamiques de peuplement. Cependant, la répartition des individus capturés ne reflète pas la structure d’âge naturelle, en raison du protocole de prélèvement visant à couvrir toutes les classes d’âge. La station amont présente une répartition complète des tailles, tandis que la station médiane manque de grands individus et la station aval est dépourvue de plusieurs classes de taille intermédiaire.

Répartition des effectifs en fonction des classes de tailles sur les individus capturés sur la station SUI1 de la Suippe

Répartition des effectifs en fonction des classes de tailles sur les individus capturés sur la station SUI2 de la Suippe

Répartition des effectifs en fonction des classes de tailles sur les individus capturés sur la station SUI3 de la Suippe

II) Étude scalimétrique

Station SUI2 (aval)

Les données recueillies sur la station aval de la Suippe ont été peu nombreuses, et par conséquent, aucune estimation à l’échelle de la population n’a pu être réalisée. Les données ont été présentées à titre informatif au niveau individuel. Parmi les trois échantillons exploitables, les résultats ont indiqué qu’une seule truite, âgée d’au moins deux hivers (2+) et mesurant 324 mm, effectuerai sa première reproduction à la fin de l’année suivante.

Récapitulatif des résultats de la scalimétrie et répartition des classes de tailles pour chaque âge (SUI2)

Station SUI3 (médiane)

Les données obtenues sur la station médiane de la Suippe sont peu nombreuses, et par conséquent, aucune estimation à l’échelle de la population n’a pu être réalisée. Sur les 8 échantillons exploitables, aucun individu n’a été identifié comme appartenant à des cohortes plus âgées que celle d’un hiver (1+).

Récapitulatif des résultats de la scalimétrie et répartition des classes de tailles pour chaque âge (SUI3)

Station SUI1 (Amont)

Récapitulatif des résultats de la scalimétrie et répartition des classes de tailles pour chaque âge (SUI1)

Sur 36 échantillons analysés, 6 des 37 truites prélevées étaient des truites 2+, prêtes à se reproduire pour la première fois en fin d’année. Leur taille moyenne était de 301 mm, avec des valeurs allant de 220 mm à 367 mm, indiquant une forte variation de croissance (écart de 147 mm). La taille médiane, proche de la moyenne (303,5 mm), suggère une répartition des tailles globalement homogène au sein de cette cohorte.

La répartition des tailles par classe d’âge révèle une absence notable de truites 4+ (quatre hivers et plus). Cette observation, surprenante, pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs : la capture d’individus plus grands en dehors de l’échantillon, la disponibilité d’habitats naturels adaptés ou encore la pression de pêche.

III) Deux méthodes de représentation d’une courbe de croissance théorique

Méthode basée sur l’échantillon seul

Courbe de croissance théorique de la truite fario sur le bassin de la Suippe à Vaudesincourt

À partir des données des 36 échantillons, un graphique a permis d’estimer une taille théorique de 283 mm pour les truites à 844 jours (un peu plus de 2 ans), en dessous de leur âge moyen de première reproduction, fixé à 1 000 jours (2 ans et 9 mois). Avec une taille légale de capture de 25 cm, 67 % des truites pourraient être prélevées avant d’avoir eu l’occasion de se reproduire.

Méthode basée sur les rétro-mesures

La méthode des rétro-mesures estime les tailles des poissons à des âges antérieurs en s’appuyant sur la relation entre la croissance des poissons et celle de leurs écailles. À partir d’un échantillon de 30 à 50 individus, des « individus fictifs » sont créés pour enrichir les données d’analyse. Les mesures, réalisées avec le logiciel « Image », incluent le rayon de l’écaille (du nucleus au grand axe) et les distances entre les marques annuelles de croissance.

Illustration des mesures prises sur une écaille d’un d’individu (Source : SCIMABIO)

Cette méthode fournit une estimation des distances moyennes des marques de croissance, servant de référence pour les analyses futures. Ces données sont croisées avec la date de prélèvement et le cycle biologique de l’espèce pour améliorer leur interprétation. Les tailles des poissons ont ensuite été rétro-calculées à l’aide du modèle de Fraser-Lee.

Lti = longueur totale du poisson de l’année i

Lt = Longueur totale du poisson au moment de la capture

Re = Rayon de l’écaille

Ri = rayon hiver i

b = coefficient donné par la régression longueur écaille/taille poisson avec Lt=a x Re +b

Pour représenter la relation entre la longueur de l’écaille et la taille du poisson, le coefficient b calculé était de 9,4392.

La formule de Fraser-Lee a été utilisée pour rétro-calculer les tailles des individus à partir des valeurs de rayon mesurées. La courbe qui en résulte montre la relation entre la taille des poissons et leur âge, en tenant compte des nouvelles tailles estimées à partir des mesures rétro-calculées.

Relation entre la longueur du poisson et son âge sur la station SUI1

 

1 an 2 ans 3 ans
Taille moyenne 88,8 208,5 282,1
Ecart Type 19,1 56,4 58,4

Moyennes et écart-types de chaque année rétro-calculée

Les résultats montrent une taille moyenne de 282 mm pour les truites de 3 ans, correspondant à leur première reproduction, proche de la taille minimale de capture (250 mm) et de la taille observée dans l’échantillon (283 mm).

  • À 2 ans, âge de la première reproduction des mâles, la taille estimée est de 208,5 mm, en dessous de la maille légale, ce qui limite théoriquement la capture de mâles immatures. Cependant, les lectures directes des écailles indiquent des tailles variant entre 123 et 310 mm, incluant des individus potentiellement non matures.
  • Pour les femelles, qui se reproduisent à 3 ans, la taille moyenne de 282,1 mm suggère un risque de capture de femelles non matures, n’ayant pas encore contribué au recrutement annuel.

Conclusion

Les résultats confirment que les truites fario de la rivière Suippe connaissent une croissance rapide, atteignant plus de 28 cm à leur première reproduction en station amont. Ces observations suggèrent qu’une augmentation de la taille légale de capture de 25 à 30 cm serait bénéfique. Cela permettrait de mieux protéger les mâles sexuellement matures et une majorité de femelles matures, contribuant ainsi au renouvellement et à la préservation durable des populations locales.